La Grande Epoque des histoires est (re)venue
Clare Murphy crée des ponts entre conteurs et société civile. Elle interroge la nouvelle place du conteur : rassembler et raconter des histoires au service des institutions, pour préserver les mémoires, transmettre les sagesses et dynamiser le patrimoine.
Traduit de l’anglais avec l’aimable autorisation de son autrice.
Article original publié sur Medium
Cet été, je serai la première conteuse en résidence pour l’académie de Leadership de la NHS [Sécurité Sociale britannique], au Royaume-Uni . Tandis que la NHS se remet de la première année de la pandémie, elle recherche des idées nouvelles, pour aller de l’avant. En abordant cette résidence, je ne peux me retenir de penser qu’une nouvelle époque est sur le point de naître.
Tandis que je me prépare pour cette mission, une idée me vient. Et si tout le monde avait une conteuse en résidence. Et si chaque pays, chaque ville, chaque hôpital, chaque forêt avait un conteur en résidence ? Il y a longtemps, bien longtemps, c’était comme ça. Il y avait alors des royaumes où un conteur était au service d’une reine ou d’un roi. Les conteurs devaient divertir, mais aussi rendre compte, rappeler, et faire renaître les histoires les plus importantes du passé, quand le royaume risquait de les oublier.
“Conteur” est un mot souvent utilisé pour désigner des réalisateurs, des romanciers, des journalistes, des metteurs en scène et d’autres. Ici, je m’attache à la définition d’origine : quelqu’un qui raconte des histoires, à l’oral. Toutes ces autres formes d’art sont des filles, des nièces, des petits-enfants de l’art du conte. L’art du conte est l’original. Je suis fière de dire que nous sommes le plus vieux métier du monde.
Ces 15 dernières années, j’ai gagné ma vie comme conteuse. J’ai raconté des histoires dans le monde entier pour toutes sortes de gens, parfois dans des salles impressionnantes. Je suis montée sur scène pour la présidente irlandaise Mary Robinson, et dans la « Writer’s room » de la Royal Shakespeare Company, j’ai raconté des histoires à 120 physiciens quantiques, à des ingénieurs et à des scientifiques du laboratoire Jet Propulsion de la NASA. Quand je ne raconte pas, j’enseigne dans toutes sortes de secteurs, des sciences jusqu’aux sports. C’est là, dans le monde extérieur, que je me suis rendue compte du pouvoir étonnant des histoires. Comme ce moment, où une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer s’est soudain rappelée d’une histoire, et a pu la travailler, ou cet autre où une personne touchée par le mutisme sélectif a reparlé, après des années de silence. C’est vrai, les histoires paraissent très prosaïques. Mais elles ont le pouvoir de changer la réalité.
Depuis 2016, j’ai entraîné des vétérans, mutilés de guerre à raconter les histoires de leurs vies ; avant la blessure, à travers son vécu, et jusqu’à la vie d’après. Ils racontent même leurs histoires à des adolescents. Nombre d’entre eux ont un Syndrome Post-Traumatique, et ils se battent avec toute une série de problèmes. L’acte de raconter leur histoire a été transformant pour eux. L’un de ces vétérans a dit « A chque fois que je raconte mon histoire, je me dégage d’un chose en moi, qui a passé son temps à me tuer ». En continuant de raconter leur histoire, ils gagnent en confiance, ils construisent des réseaux et des communautés, et continuent de se soutenir. Leurs histoires ont transformé leurs vies, et celles de ceux qui les ont écoutées.
A la NHS, j’organiserai des salons ; des événements pour générer des conversations et essaimer des idées nouvelles. Je réunirai des specialistes du sport, de la médecine, des équipes de missions spéciales, des chercheurs, des vétérans, des neuroscientifiques et des artistes pour échanger sur leur travail. Ces salons créent une plateforme pour partager des idées, des idées pour soutenir la NHS sur le chemin de sa guérison, de sa régénération. Je suis une grande fan de la diversité cognitive, comme un outil optimal pour créer des situations durables à tous les problèmes qui peuvent se poser. Le monde médical s’en sortira tellement mieux en disposant d’un ingénieur, d’un conteur ou d’un nageur en eau libre à sa table.
Le rôle des conteurs à cette table est clair : nous pouvons connecter les communautés, transmettre la culture, et faire fructifier l’héritage.
Nous construisons des ponts qui connectent les communautés à travers des contes, qui génèrent une compréhension de et une compassion pour l’autre. Ces dernières années, j’ai construit un pont entre le monde public et le monde médical « en première ligne ». J’amplifie les histoires du monde médical, et ça améliore la compréhension du public. Je suis sûre que si on écoutait plus les récits de leur expérience, on en saurait plus, et on se battrait plus fort pour eux. Ils ont besoin de nous maintenant, et on a désespérément besoin d’eux.
Nous, les conteurs, nous sommes porteurs de culture. Les histoires sont des objets culturels qui nous aident à affirmer et à célébrer une identité et une appartenance. Des objets culturels qui peuvent fonctionner pour réunir des personnes, qui peuvent créer une raison d’être en commun, et générer un sentiment d’échange et de vivre-ensemble. La culture, ça peut être l’espace dont on prend soin ensemble.
Tout va si vite en ce moment. Nos psychés sont débordées par des cauchemars de données et des surcharges d’informations. Nous vivons à l’époque du Grand Oubli. Le travail du conteur est de se souvenir. Nous travaillons avec des histoires qui existent depuis des millénaires. Ce travail nous montre comment se transmet la sagesse, et comment se génère le patrimoine. Quand on raconte des histoires, les gens se souviennent, la communauté reprend contact avec elle-même, on ressent de nouveau ce qui peut avoir du sens.
En 2003, le Laboratoire Jet Propulsion de la NASA a embauché Syd Liebermann pour devenir le conteur en résidence de la Mars Exploration Rover Mission (MER). MER est la mission de robotique spatiale, qui explore en ce moment la planète Mars à l’aide de deux robots, Spirit et Opportunity. En 2003, le programme a envoyé deux sondes – MER-A Spirit et MER-B Opportunity – voir ce qu’il y avait à la surface de Mars. Syd Lieberman a passé plusieurs mois avec l’équipe de MER. Il a créé une histoire appelée Twelve Wheels on Mars [Douze roues sur Mars]. Ce travail a créé un pont pour des personnes qui n’étaient pas dans la salle. Il a restitué l’expérience humaine de ce que ça voulait dire que de faire partie de l’équipe qui a lancé ce robot.
Qu’est-ce qui se passerait si tout le monde avait un conteur en résidence ? Chaque ville, chaque pays, chaque organisation ? Qu’est-ce qui se passerait s’il y en avait à l’OMS, aux CERN, aux Nations-Unies ? Certaines de ces organisations ont fait appel à ces conteurs pour des projets courts, qui ont duré quelques semaines, mais si une conteuse vivait juste à côté de l’accélérateur de particules du CERN pendant une année entière ? Si un conteur racontait la vie d’un hôpital pendant un an ? Quel en serait l’impact ?
Je suis sûre que ce travail est fondamental pour construire un futur meilleur. Des conteurs aux côtés des scientifiques, des conteuses aux côtés des éducateurs, des docteurs, des politiciens. Nous sommes des gardiens de mémoire, des tisseurs de culture, des faiseurs de patrimoine. Des centaines d’années tiennent dans nos esprits. Jusqu’où iriez-vous, si l’un de nous était à votre table ?
Ma résidence commence dans quatre semaines. A l’été 2021, les plus grands orateurs prendront place, autour de la table, aux côtés de la communauté médicale, pour partager leurs histoires et essaimer des idées nouvelles. J’entre dans le royaume de la Médecine, et je me mets à son service comme conteuse. Je vous raconterai ce que j’y découvre.
Une fois de plus: que la grande époque des histoires commence !